Amagana, le petit forgeron dogon.

    Les falaises ocrées de Bandiagara réverbéraient la lumière du soleil de midi sur la vallée du Mopti, vaste étendue aride où la brousse se faisait timide. Du petit village de Madougou s’élevait les couacs des marteaux qui déformaient le métal sur les enclumes et les sifflements des soufflets usés par le temps. Ainsi, jour après jour, sous les assauts de l’astre solaire, Madougou perpétuait la longue lignée des forgerons du pays Dogon.

Mais de la troisième maison à gauche, un son plus harmonieux glissait le long des murs d’argile pour se hisser vers les parois des falaises qui rejoignaient le ciel, vers Nommo, divinité suprême au panthéon des Dogons. De vieilles femmes entouraient un homme allongé dans son lit. Alors que des herbes sacrées brûlaient pour purifier la fièvre qui l’accablait, elles chantaient des incantations en appel aux esprits des ancêtres qui sauraient le mener sur la voie de la guérison. Cela faisait déjà plusieurs jours qu’il souffrait, et le mal empirait. Aucune incantation, aucun remède connu n’était parvenu à apaiser cette souffrance.

Sur le chemin de retour vers Madougou, le forgeron, parti vendre aux quatre coins de la vallée du Mopti le forgeage de tout le village, avait croisé le chemin de l’un des derniers léopards du Mali. En voulant protéger son cheval du féroce animal, il avait reçu un coup de griffes acérées sur le ventre. Tranchantes comme un rasoir, elles s’étaient enfoncées profondément dans la chair. A bout de forces, il avait regagné tant bien que mal le village, où il s’était effondré aux pieds de son fils, Amagana.

Six jours que la fièvre progressait, et la mère du jeune Amagana restait au chevet de son mari bien-aimé, impuissante face à ses tourments. Les vieilles voisines étaient sages de par leur âge mais ne détenaient pas les connaissances des hogons, les guérisseurs traditionnels. Madougou avait perdu son dernier hogon il y a bien longtemps, emporté par la maladie, avant même qu’il ait pu transmettre son savoir à qui que ce soit. Madougou se vidait de sa population année après année, comme tous les villages abrités par les falaises de Bandiagara. La femme désespérée regarda son fils droit dans les yeux. Il mesura sa détresse, et alors il s’emplit d’une angoisse qu’il n’avait encore jamais connu. Elle se tourna vers son mari, déposa un baiser sur son front humide, puis se redressa. Elle le laissa aux bons soins des vieilles dames, qui sans cesse continuaient à implorer les esprits. Elle quitta la petit pièce sombre et traîna son fils à l’extérieur. Elle le planta là dans le chemin. Elle revint deux minutes plus tard avec Ouédraogo, le dernier cheval du village, laissé au repos parce que trop vieux pour parcourir les rudes sentiers du Mopti. De ses dernières forces, elle chargea un sac de sorgho et un autre de mil. Elle avait elle-même semé et récolté ces céréales avec les autres femmes du village. Elle saisit une ceinture posée à l’entrée de la maison et la noua à la taille de son fils. Elle prit fermement le visage d’Amagana dans ses mains et lui dit:

Voici le poignard de ton père, une lame incassable, forgée dans le fer de Bandiagara. Maintenant, tu dois être un homme et t’enfoncer dans le Mopti, vers Kendié, pour quérir l’aide du hogon. Lui seul pourra sauver ton père. Tu ne dois pas avoir peur, Ouédraogo est vieux et faible, mais il connaît bien la route du fer pour l’avoir empruntée tant de fois. Fie-toi à lui, il saura te guider“.

Le jeune garçon restait silencieux. Jusqu’alors, il n’avait quitté Madougou que pour le point d’eau en contrebas où il menait le bétail s’abreuver. Même si la mission lui paraissait impossible, il ne trouvait rien à dire car, comme l’avait dit sa mère, il était la seule chance pour que son père survive à ses blessures. Sa mère embrassa son visage et l’aida à monter sur le vieux Ouédraogo, impassible. Les deux compagnons descendirent rejoindre la route du fer. Ouédraogo était maintenant le seul espoir d’Amagana de parvenir à Kendié.

Cela faisait trois jours qu’Amagana traversait la savane. Il marchait aux côtés de Ouédraogo pour ne pas trop le fatiguer. La vieille monture supportait déjà le poids des denrées. Bien qu’usé, le cheval avançait, guidé par son instinct et ses souvenirs. Il avait emprunté cette route pour Kendié des centaines de fois avec le père d’Amagana, chargé de différents objets en métal, de céréales, de plantes qui ne poussaient que sur les coteaux de Bandiagara et de mille autres pacotilles.

Ils s’arrêtaient aux points d’eau qui parsemaient la longue route brûlante, ils partageaient des moments de détente à l’affût des moindres bruits. Le léopard traînait encore dans la région, peut-être les guettait-il du haut d’un arbre pour finir sa basse besogne. Pour le moment, rien à l’horizon, cela suffisait à rassurer Amagana, à qui la sécurité de son foyer manquait. Il se tournait souvent en direction de Madougou, à l’ouest, mais se remémorant les souffrances endurées par son père, il se remettait en chemin enhardi.

Le soir venu Amagana faisait un feu pour se réchauffer car, à l’inverse des journées torrides, les nuits se rafraîchissaient. Il s’enroulait dans une couverture près du feu mourant, à proximité de Ouédraogo, qui veillait sur lui, sans faillir. En route, ils n’avaient croisé personne, pas un homme avec son bétail, pas un groupe de femmes qui revenaient du puits. Il y avait bien eu quelques animaux sauvages çà et là, rien de menaçant, juste la nature en mouvement qui vivotait sous les chahuts du soleil. Même le vent semblait étouffé par la torpeur.

A l’aube du quatrième jour, Amagana éteignait les dernières flammèches, rassemblait ses affaires, puis les chargeait sur le dos du bon Ouédraogo. Au début hésitant, il s’était mis à lui parler au fur et à mesure que le voyage durait, à se confier, comme à un vieil ami. Le cheval semblait l’écouter, sans réagir, mais attentif aux paroles du jeune homme, dont le coeur était enserré entre ses illusions d’enfant et ses nouveaux devoirs d’adultes. Quand Amagana voyait l’horizon filer sans but, il s’arrêtait comme découragé, mais Ouédraogo, toujours dans ses pas, lui donnait de petits coups de tête pour le remettre en marche. Alors, Amagana se mettait à côté du cheval pour observer sa robe et ses articulations usées par le soleil et le labeur. Ses yeux s’emplissaient alors d’une admiration pour ce cheval courageux, descendant des chevaux qui avaient aidé ses ancêtres à traverser le fleuve Niger, pour fuir l’invasion du peuple Mossé, ou même avant cela, conduisant sur Terre l’arche bâtie par le Nommo, avec à son bord les premiers hommes et les animaux. Comme lui était l’héritier des forgerons du Bandiagara, Ouédraogo avait une lignée noble, au service de son peuple. Le jeune Amagana nourrissait un respect grandissant pour son vieux compagnon de route.

La nuit venue, comme à l’accoutumée, Amagana installa son petit campement. Comme il était épuisé, il s’endormait vite, rejoignant ainsi dans le monde des ombres sa famille si lointaine. Au milieu de la nuit, un bruit le réveilla. Amagana regarda autour de lui. Ouédraogo n’était plus là, il avait disparu. Il balaya du regard les alentours, mais la pénombre l’empêchait de voir quoi que ce soit. Tout à coup, il se figea. Droit devant lui, dans les fourrés, un regard brillant le fixait. Tapi dans l’obscurité, le félin était là. Il rôdait bien toujours dans la région et il avait jeté son dévolu sur le jeune forgeron. A tâtons, Amagana approcha sa main de sa ceinture et attrapa son poignard qu’il saisit fermement dans sa main encore frêle, qui n’avait jamais combattu. Il ne quittait pas le léopard des yeux et contenait sa peur pour ne pas précipiter l’attaque du prédateur. Un hurlement de singe brisa le silence. Le redoutable félin en profita pour bondir hors de sa cache et il fondit sur Amagana. Au moment où le léopard allait se jeter à la gorge d’Amagana, Ouédraogo surgit de derrière les arbustes et d’un coup de sabots envoya l’agile assaillant mordre la poussière. Le jeune homme se leva, puis serra fort sa lame effilée avant de s’approcher avec prudence de la bête à terre. Il respirait encore. Des frissons parcoururent l’animal et dans un dernier sursaut, il se redressa et, tout en boîtant, il disparut dans la pénombre qu’il continuerait de hanter, mais cette fois, avec la peur de recroiser le valeureux cheval. Amagana serra fort Ouédraogo dans ses bras, plein de reconnaissance.

Ouédraogo, tu es si brave. Tu as terrassé le monstre. Tu as vengé mon père… Et tu m’as sauvé!

Le jeune homme ne lâcha plus le vieux cheval. Ses yeux laissèrent échapper quelques larmes, son coeur battait à toute allure. Malgré son apparence fragile et les différences qui les séparaient, le cheval venait de lui apprendre une des plus belles leçons: celle de l’amitié.

Le lendemain matin, le vent soufflait sur la savane, soulevant la poussière haut dans le ciel. Amagana marchait maintenant aux côtés de Ouédraogo, ne s’en détachant plus. Les deux amis marchaient dans les pas des Dogons. Le sentier tout entier était recouvert par le sable. Le vent s’intensifia et le paysage fut lentement dévoré par une puissante tempête de sable. Amagana ne pouvait pas s’arrêter et, bien qu’aveuglé, il suivait Ouédraogo. Alors que la tempête ne semblait pas faiblir, au loin, Amagana perçut des sonorités communes. Il s’agissait de chants, et plus exactement, de la danse rituelle du masque Dogon. Kendié était en fête, et tel était le coeur du jeune homme, qui avait atteint son but.

Amagana conduisit le hogon de Kendié à son père, qui fut sauvé. Lors de cette traversée, Amagana, le petit forgeron, était devenu un homme. Les gens du village disaient de lui qu’il était un héros. Mais, le jeune homme restait modeste et préférait rappeler que le véritable héros était Ouédraogo.

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